Si Christelle Mally a choisi de placer
sous le signe de la baleine blanche et comme par synecdoque l’ensemble
des pièces que nous voyons réunies
en cette exposition et dont une seule figure nommément
un crâne de cachalot, cela tient sans doute à « quelque
principe commun de vérité cachée », comme aurait dit Giambattista Vico. Selon une antique
tradition humaniste dont le philosophe napolitain fut probablement le dernier
grand représentant, c’est
sous un tel principe que notre faculté
d’invention imaginative trouve à s’exercer, cet ingegno
réunissant en effet « des choses qui paraissent communément
séparées
ou éloignées
entre elles »
pour les rendre « denses de signification ».
Il nous faudrait alors découvrir l’affinité secrète qui pointe vers cette ressemblance
certes non visible mais bien intime que les sculptures et les dessins présentés
ici partageraient avec l’animal semi-fabuleux.
La baleine blanche dont il est ici
question n’est autre que Mocha Dick, en effet ;
et il s’agit, plus précisément,
d’un cachalot vraisemblablement albinos
qui, pour avoir atteint une taille extraordinaire, n’en
a pas moins réellement vécu
dans les eaux du Pacifique : il fut aperçu et pourchassé dès avant 1810 aux alentours de la
petite île côtière
du Chili dont il tire son nom. Jeremiah N. Reynolds (1799-1858) — un explorateur et essayiste américain
qui mériterait sans doute d’être mieux connu, étant donnée
l’admiration que lui vouait notamment
Edgar Allan Poe —
en a fantasmé la capture dans un bref récit
paru en 1839 sous le titre de Mocha Dick: Or The White Whale of the
Pacific: A Leaf from a Manuscript Journal. Et Herman Melville y a probablement puisé le matériau factuel dont il a fait, en 1851,
l’objet de son Moby Dick, cette formidable épopée
qui prit, tout particulièrement aux États-Unis,
valeur de texte séminal pour nombre d’écrivains et, plus généralement, d’artistes
— à preuve les œuvres qu’Elizabeth A. Schultz a répertoriées
dans son livre Unpainted to the Last: Moby-Dick and
Twentieth-Century American Art.
Or, chez Reynolds comme chez Melville,
le cétacé se
trouve pris dans un filet d’analogies qui l’assimilent
à un paysage. La masse de l’animal y
prend en effet figure d’étendue géographique.
Elle présente une physiognomonie très
particulière ; et les descriptifs en soulignent
notamment le relief puissant et tourmenté. Ainsi est-il dit de Moby Dick que
cette baleine est « blanche et ridée
comme les collines de Jérusalem » ;
et quand son « grand fantôme
blanc » apparaît
à Ismahel, — le narrateur s’embarquant sur un Péquod gouverné par
l’obsession vengeresse du capitaine
Achab, qui ne pardonne pas à la baleine de
lui avoir arraché
une jambe — ce spectre
est dit « pareil à une colline de neige dans le ciel ». Moby Dick est donc une montagne neigeuse qui surgit au
milieu de l’océan
pour y donner l’illusion d’un
rivage qui s’avère un précipice en raison même
de sa nature illusoire. Reynolds décrit lui aussi le « dos arqué » de l’animal
comme étant semblable à « la crête d’une
montagne », référant
ainsi Mocha Dick à
l’île dont il tient son nom, qu’une
petite chaîne de montagnes parcourt du nord au
sud. Outre la corpulence de l’animal, d’autres
traits, qu’il acquit au fil des ans ainsi que des
traques implacables dont il fut l’objet, pouvaient rapprocher celui-ci d’un
massif rocheux. Reynolds note ainsi que la centaine de combats dont ce léviathan
est sorti victorieux lui ont infligé
des blessures dont il a gardé non seulement les cicatrices mais aussi les harpons ! Il en
déduisait qu’ « un dos hérissé de
fers et cinquante à
cent mètres
de ligne traînant dans son sillage suffisaient à attester que, bien qu’invaincu, il n’était pas invulnérable. » L’explorateur
relève ainsi les traces que des hommes ont
pu laissées sur ce morceau de nature, — ou plutôt sur ce « jeu de la nature », ce lusus naturæ, suivant la
formule latine qu’emploie Reynolds pour souligner la
difformité de l’animal.
Si ces traces révélaient l’échec
constant de tentatives visant à
étendre
la présence de l’homme
dans la nature, elles suffisaient néanmoins à en
humaniser une portion, en ce qu’elles concourraient à y faire advenir un paysage. Le corps de cet animal, gros
comme une montagne, présentait ainsi quantité de creux et de saillies, des aspérités
auxquelles il fallait également compter ces bernacles dont
Reynolds note qu’elles « s’étaient regroupées sur sa tête
au point de lui donner un aspect raboteux »
; et l’on
comprend mieux maintenant pourquoi il fit l’objet,
de la part des marins que nos auteurs mettent en scène,
de ce genre d’appropriation perceptive qu’Alain
Roger qualifie d’
« artialisation in visu ».
Le travail de Christelle Mally déploie
lui aussi l’animal dont il prend le crâne
pour support aux dimensions d’un paysage, l’artialisation
opérant ici in situ dans la mesure où un
donné naturel s’y
trouve esthétiquement transformé suivant les choix qu’a faits l’artiste
pour le façonner. Ainsi fit-elle ses premières
sculptures —
les deux Masques
d’oiseau
réalisés
respectivement en 2011 et en 2012 —
à partir de crânes de marsouins échoués
sur le littoral. Le hasard ou la nature faisant bien les choses, la mer lui
livrait en l’espèce un crâne qui s’avère
structurellement similaire à
celui du cachalot. Christelle Mally s’appliqua
alors à mettre en relief les traits dont ils étaient
pourvus, nous rappelant incidemment qu’un crâne
est parcouru sur toute sa surface de sillons qui prennent leur départ
de la jonction des os et forment des motifs symétriques
de part et d’autre. Elle y cousait pour ce faire
ces perles de verre dont l’usage lui fut inspiré par l’art du royaume du Bandjoun et Bamiléké au Cameroun. Ce matériau de recouvrement prend ici valeur
d’ornement, en ce qu’il révèle
et dissimule tout à
la fois. Son implantation obéit, si l’on
peut dire, à
la logique d’un
lieu dont il nous permet de repérer les lignes de force ; mais, en même
temps, la texture perlée, jointe à la polychromie, confère à l’ensemble
un caractère graphique qui tend, mais tend
seulement, à
réinscrire ce relief en un plan. C’est
bel et bien d’un masque qu’il
s’agit ; et, comme tel, ce masque répond à un motif de surface. Celui-ci s’avère
consécutif à la
distribution de couleurs empruntées au plumage des perruches
omnicolores, que certaines religions d’Afrique chargent en outre d’une
grande force symbolique. Ainsi l’animal est-il surpris dans le passage
d’une espèce
à une autre et au bilan ne relève-t-il
d’aucune : il disparaît
sous son masque, sous ce revêtement de verre qui paraît
aussi dense et compact qu’il n’est
fragile.
Le processus d’artialisation
s’est poursuivi en 2012 par l’ouverture
d’un Oculus, car tel est le titre de la pièce,
dans le crâne laissé en
l’état d’un animal non identifié.
Le motif architectural de la voûte que l’on
peut voir de cette ouverture en serait presque venu à supplanter la figuration animale, tant les perles rouges
qui l’édifient s’alignent
sans souci des sillons dont le crâne est naturellement creusé.
Elles y dessinent en effet des spirales formant des arabesques, lesquelles réfèrent
autant cette voûte aux coupoles romaines qu’elles
ne l’indexent à l’architecture du cerveau.
Une aspiration pointait alors, dans la
sculpture de Christelle Mally, qui allait s’affirmer
dans les Masques d’oiseau doubles de 2015 et 2016, comme dans le Masque
de licorne, de 2015 : l’aspiration à un parcours graphique qui sorte des chemins tout tracés
par le support pour y inscrire de nouvelles formes. Jusqu’alors,
l’artiste avait en effet eu tendance à suivre la trame naturelle que le crâne
lui fournissait ; et les formes qu’elle dessinait venaient alors s’y
superposer. Pour réaliser ses Masques
d’oiseau doubles,
en revanche, elle a construit une architecture complexe inspirée
du plumage moucheté
de la pintade, dont le motif vient
contrarier celui qui se trouve inscrit à
même les crânes
de marsouin pris pour supports. Une tension s’installe
alors, qui dédouble notre perception, entre le
rythme visuel que l’artiste a imposé à une
donnée naturelle et le rythme originel de celle-ci,
qui continue à
battre sous le nouveau.
C’est le dessin qui, suivant sa logique
propre, a engagé
la production plastique de Christelle
Mally sur cette voie. La souplesse que ce médium
autorise, — à quoi il faut, en
l’occurrence, encore ajouter la rapidité d’exécution
offerte par le fusain comme par le stylo-bille — donne
en effet toute leur vigueur aux formules voulant que l’original
soit le produit de l’art, que le modèle
soit le résultat d’une
modélisation ou que l’œuvre suscite son propre référent.
Ainsi l’artiste esquisse-t-elle très
librement des contours zoomorphes affectant la forme de crâne
d’animaux ; et, une fois qu’elle
a posé l’architecture du « masque », elle la remplit d’une kyrielle de petits cercles ne
mesurant pas plus d’un millimètre
de diamètre, dont on voit qu’elles
figurent sur la feuille les perles de verre dont sont composées
les sculptures, à
ceci près
que le perlage manifeste ici une liberté, en termes d’orientation
et de densité
de ponctuation, par quoi il recouvre
entièrement le motif sous la carte d’un
pays inventé.
Le passage au grand format a rendu
pleinement manifeste le basculement du motif animal vers le paysage qui s’opère
dans les dessins de Christelle Mally. Nous le voyons notamment dans ce Crâne de cachalot
exécuté en
2013 au fusain et au stylo-bille, où la
précision anatomique le cède
à une distribution des pleins et des
vides qui satisfasse à
l’équidensité
et assure l’équilibre des masses. Le paysage imaginaire nous est alors
restitué en une vue qui nous apparaît
tantôt cartographique, là où elle met en valeur son étendue
et la concaténation de ses éléments,
et tantôt perspectiviste, quand elle en fait
jaillir le relief escarpé
en ombrant légèrement.
À suivre le dialogue que les sculptures de Christelle Mally établissent
avec ses dessins, il appert donc, rétroactivement, que les marsouins qui
lui ont fourni les premiers matériaux de son travail ne figurent pas
seulement des cachalots en miniature : c’est avec le monde, en effet, qu’ils
se tiennent dans un rapport analogique du type de celui qui relie le microcosme
au macrocosme.
De tels paysages, fleurissant littéralement
sur des têtes de mort, s’avèrent
inhabitables. On imagine mal en effet comment l’homme
pourrait y établir son séjour
; car tout juste se prêtent-ils à un effort de représentation esthétique.
À les voir, nous revient en mémoire
ce passage du chapitre LVII de Moby Dick intitulé « Cétacés
en couleurs, en ivoire, en bois, en fer-blanc, en montagnes, en pierre, en
astres », où nous
lisons :
« Dans les régions squelettiques, désertiques,
osseuses de la terre où gisent, au pied de parois rocheuses
abruptement boisées, des masses de granit éparpillées
sur la plaine en groupements fantastiques, vous apercevrez souvent des figures,
comme de léviathans pétrifiés
émergeant dans les herbes qui, par un
jour venteux, viennent s’y briser tel le ressac de hautes
houles vertes. »
Des paysages de ce genre sont propres à éveiller
en nous le sentiment du sublime, comme le sont ceux dont Moby Dick produit la
vision. Rappelons-nous qu’il s’agit d’un sentiment dans lequel le plaisir se
mêle à un
effroi dont le ressort fondamental est la peur de la mort mais qui ne suscite
pas pour autant le dégoût
dans la mesure où il est mis à distance : le plaisir que nous prenons au sublime nous
vient ainsi de la représentation d’une
douleur ou d’un danger dont nous sommes assurés qu’ils
nous seront épargnés.
Nous pourrions gloser sur la taille et sur la force prodigieuses que l’on attribue à cette baleine à
partir des deux déterminations
kantiennes du sublime, respectivement le sublime mathématique
et le sublime dynamique ; mais encore nous faut-il tenir compte du fait que c’est
aussi et peut-être surtout dans la blancheur de l’animal que s’origine
le sentiment du sublime qui nous gagne lorsque nous tentons de nous représenter
Moby Dick. Au chapitre LXII du roman de Melville, lequel s’intitule
précisément
« La blancheur de la baleine », Ismahel, passant en revue les diverses associations que
la couleur blanche a véhiculées
à travers l’histoire,
nous fait observer combien sa force symbolique est ambivalente. Le blanc est
une couleur profondément rituelle, connotant la pureté aussi bien que la vacuité et
évoquant à ce
titre une chose qui est à
la fois d’une
terrible beauté
et d’une
horreur absolue. C’est par la blancheur que s’introduit
l’épouvante dans Moby
Dick. Ismahel avance
quantité d’exemples qui tendent à montrer que la blancheur est bien plus terrifiante que le
noir ou que le rouge, mais il n’a pas l’imprudence
de nous donner les raisons de cette épouvante, car elle est de l’ordre d’un
ineffable qu’Ismahel se contente donc de pointer.
Pour mieux l’entendre, il peut être
utile de se référer à la
Recherche
philosophique qu’Edmund Burke a menée sur l’origine de notre idée du sublime, ainsi qu’au
commentaire qu’en a produit Jean-François
Lyotard. Le philosophe irlandais nous aurait enseigné que ce plaisir que l’on peut qualifier de « négatif », en ce qu’il ne procède pas d’une satisfaction positive mais bien d’un soulagement, est médiatisé par la crainte, ou plutôt par la terreur, que plus rien n'arrive. Le « delight », comme il dit, serait alors lié à l'éventualité que les mots, que les
formes et les couleurs, en viennent à manquer. Et si la dernière phrase entendue était bel et bien la
dernière ? Et si tout avait été dit, inscrit, consigné ? Et s'il ne restait plus rien à déterminer ? Et si l'indéterminé lui-même ne venait plus s'inscrire comme un point d'interrogation ? Le
néant serait alors pour
maintenant ! Telle est au fond la menace que comporte la blancheur ; et la
crainte qu’elle suscite a trait au
temps, — au temps présent, au maintenant, et à la question qu'il soulève, quant à savoir si un événement se produit, s'il arrive quelque chose. Mais à cette éventualité est associé un sentiment contradictoire, qui mêle à l'angoisse et à la peine de l'attente que quelque chose arrive la joie et le
plaisir d'accueillir ce qui arrive enfin, ce qui vient quand même. Le plaisir naît alors d’une suspension de cette
menace de privation — de la lumière, d’autrui, du langage, des
objets, de la vie — qui a engendré la terreur.
La travail de Christelle
Mally se rattache encore à l’univers de Moby Dick par cette forme particulière de sauvagerie sur laquelle Melville médite au chapitre LVII de
son roman, déjà cité. L’auteur y note en effet
la chose suivante :
« Le long exil hors de la
Chrétienté et de la civilisation ramène inévitablement et infailliblement l’être humain dans les dispositions, l’état et la condition
initiale où Dieu l’avait laissé, c’est-à-dire dans l’état qu’on dit de sauvagerie. Le vrai baleinier, de ce fait, est un
sauvage autant et au même titre qu’un Iroquois. (…) Or, voyez-vous, l’une des caractéristiques particulières du sauvage, dans sa vie domestique, est sa merveilleuse
industrie, tout en miracles de patience. Une zagaie hawaïenne ou une massue de
guerre de jadis, avec la multiplicité, la complication et le fini de leurs sculptures, sont d’aussi grands trophées de la persévérance humaine qu’un lexique latin; car c’est avec un fragment de coquille brisée ou avec une dent de
requin que ces merveilleux entrelacs, cette broderie de bois ont été menés à bien; et ce travail a coûté de longues et constantes années d’une longue et constante
application. »
Cet « instrument universel de
la mer » qu’est le couteau est alors au « ‘’sauvage’’ matelot » ce que la dent de requin est à l’ « Hawaïen ‘’sauvage’’ », quand Melville nous vante la « miraculeuse patience » et la richesse d’invention dont atteste
le dessin compliqué des « évocations de baleine et
de scènes vécues de la grande pêche, ciselées par les baleiniers
eux-mêmes sur des dents de
cachalots ou des baleines de corset tirées des fanons de la baleine franche ». L’auteur évoque encore « toutes sortes de ‘’vole-temps’’, ainsi que les matelots
appellent les innombrables petites œuvres et babioles ingénieuses qu’ils tirent de telle ou telle matière première durant leur moment de loisir océanique. » Les œuvres de Christelle
Mally ne le cèdent en rien aux ouvrages des Hawaïens pas plus qu’à ceux des matelots au registre de la patience et de la minutie
que requiert leur fabrication. Il lui faut en effet une longue application pour
enfiler les perles de verre comme pour enchaîner les cercles ; et le résultat manifeste une multiplicité, une complication et un fini équivalents.
Par là, l’artiste qui nourrit son
travail de références aux cultures de l’Afrique se retrouve aussi en affinité avec une culture spécifiquement américaine, au cœur de laquelle s’inscrit une notion bien particulière du « sauvage ». Celle-ci conjoint la wildness et la wilderness ; elle pointe vers la sauvagerie, — celle des hommes comme
celle de leurs réalisations — autant que vers la
nature vierge qui se déploie dans les vastes espaces américains, sur ces territoires immenses et relativement déserts qui demeurent
inconnus et, par là même, potentiellement
dangereux. Cette sauvagerie de la nature, l’humaine incluse, n’est autre que la part du réel dans nos existences, ou le réel dans ce qu’il a d’indomptable ; et si l’épreuve peut en être fatale, elle constitue aussi une expérience de la liberté, qui adopte en toutes
choses une démarche exploratoire, pareille à celle que commande la
perception des grands espaces. L’utilisation de matières naturelles dans un travail artistique peut être une manière de renouer avec l’énergie et avec la
vitalité du « sauvage » que l’on peut palper dans les
espaces américains : à preuve le Land Art, où le désir de reprendre contact avec la réalité par-delà les frontières que les habitudes culturelles ont tracées entre l’esprit humain et le
monde tend à une dissolution des
limites séparant le Moi du
Non-Moi. Robert Smithson empruntait d’ailleurs à Anton
Ehrenzweig la notion de « dédifférenciation » pour décrire ce processus qui confère aux œuvres des Land Artists dont il était une qualité « océanique ». La pratique de
Christelle Mally manifestant semblable désir d’un contact direct avec le réel, en premier lieu à travers un rapport aux
outils et aux matériaux qui n’en passe pas par les usages habituels, elle revêt elle aussi une qualité « océanique ». Moby Dick est, quant à lui et comme de bien
entendu, tout empreint d’un sentiment océanique. Ismahel cherche à y noyer la mélancolie que lui inspire un quotidien qui le prive de silence ;
ce n’est bien sûr qu’une cause perdue, dont la baleine blanche lui fournit néanmoins la
justification. Lorsqu’il s’engage sur le Péquod, Ismahel est invité à aller sur le pont et à regarder ce qu’on y voit. On lui assure
alors que lui, qui veut voir du pays, ne verra que cela : l’océan. Le marin contemplatif regarde l’océan
et il en assume le silence. Voilà
ce qu’Ismahel
est venu chercher sur ce baleinier. Il a la force de méditer
devant cet océan qui n’est
pas tant un miroir de la vacuité
de l’existence qu’une
image appropriée d’un
réel toujours rétif
qui, par là même, nous condamne à une existence tenant moins du voyage que de l’errance.
Si le voyage, ayant une destination, accorde en effet un sens ainsi qu’une
finalité aux mouvements que nous faisons pour nous rendre d’un
lieu à un autre, l’errance,
en revanche, ne sait pas où elle va. Le voyage que nous raconte Moby Dick est en vérité une errance, puisque le but qu’il
se fixe est, comme nous l’avions dit, un précipice.
Il prend au reste les allures d’un vagabondage à mesure
que le Péquod s’approche
de Moby Dick. Plus l’équipage est transporté par la quête de la baleine blanche, et moins le
bateau sait où il va. Dans cette grande parabole sur
l’humaine condition qu’est
le roman de Melville, nous comprenons rétrospectivement que nous sommes
toujours « embarqués », comme aurait dit Pascal.
Or cette ignorance où nous
demeurons quant à
notre destination s’éprouve au contact des œuvres de Christelle Mally, précisément
parce que celles-ci mobilisent fortement le sens du toucher, dans leur
production comme, du reste, dans leur réception. Elles activent en effet chez
le regardeur une modalité
tactile de la vision. Nos yeux se font
mains et suivent les mouvements qu’ont faits celles de l’artiste
pour accumuler les petits cercles dans les contours de ses dessins ou coudre
une trame serrée de perles de verres sur les crânes d’animaux.
Il faut, à cet égard,
se rappeler que ceux-ci en sont intégralement recouverts, si bien que les
sculptures auxquelles nous avons affaire sont réversibles.
Il est en droit possible de les retourner et, si nous pouvions le faire en
fait, nous pourrions voir apparaître un deuxième
masque. Ce sont en effet des masques doubles que produit l’artiste,
en écho à certaines cultures africaines où les
thèmes du double animal et de la gémellité sont très présents.
Quand bien même nous ne serions pas initiés
à ces cultures, nous sentons cela dit
que ces pièces nous tiennent en réserve
plusieurs sens de monstration possibles, parmi lesquels il a bien fallu en
choisir un pour les présenter au public. Ces pièces
n’ayant pas de base, elles n’en
appellent pas au socle, en effet. Toutes les faces en ayant été élaborées,
ces sculptures se déploient dans un espace complet qui
part dans les six directions à
la fois. D’une
certaine manière, elles exacerbent ce « sens cubique-sculptural des choses » dont Carl Enstein
et Daniel-Henry Kahnweiler à
sa suite faisaient l’apanage
de la sculpture africaine avant que le cubisme n’en
dote une sculpture occidentale qui, jusque là,
s’était montrée
incapable d’affirmer son existence dans l’espace
général où se
tient le spectateur et qui, saisie par la peur de l’espace
réel, avait élaboré des espaces fictifs où se
réfugier.
Nous regardons alors les sculptures de
Christelle Mally en sachant que quelque chose en elles se dérobent
à l’exposition, qu’elles comportent un secret ; et nous
aimerions pouvoir les manipuler pour les parcourir sous toutes les coutures et
sous toutes les latitudes, pour en faire varier à loisir
les profils. Encore nous faudrait-il pour cela faire preuve du tact requis, et
les appréhender en une caresse dont Emmanuel Lévinas
nous disait qu’elle « consiste
à ne se saisir de rien, à solliciter ce qui s’échappe sans cesse de sa forme vers un
avenir — jamais assez avenir — à solliciter
ce qui se dérobe comme s’il
n’était pas encore. Elle cherche, elle
fouille. Ce n’est pas une intentionnalité de dévoilement, mais de recherche : marche à l’invisible. (…)
Cette recherche de la caresse en constitue l’essence
par le fait que la caresse ne sait pas ce qu’elle
cherche. Ce ‘’ne pas savoir’’, ce désordonné fondamental
en est l’essentiel. »
Cyril Crignon, mai 2016.
Bibliographie :
Edmund Burke: Recherche philosophique sur l’origine de nos idées
du sublime et du beau
(1757), éd. B. Saint-
Girons, Paris : J. Vrin, coll. «
Bibliothèque
des textes philosophiques —
Poche », 2009.
Carl Einstein : La Sculpture nègre, (1915) trad. fr. L. Meffre, Paris :
L'Harmattan, 2000.
Daniel-Henry Kahnweiler: «
L'essence de la sculpture » (1919), in Confessions esthétiques, Paris : éd.
Gallimard, 1963.
Emmanuel Lévinas: Le
Temps et l’Autre
(1979), Paris: PUF, 1989.
Jean-François
Lyotard: L’inhumain. Causeries sur le temps, Paris: Galilée,
1988.
Herman Melville: Moby Dick (1851), trad. fr. A. Guerne, Paris: Pocket,1981.
Jeremiah N. Reynolds: Mocha Dick ou la baleine blanche du Pacifique, fragment d'un
journal manuscrit (1839), trad. fr. T. Gillyboeuf, éd. du Sonneur, 2013.
Alain Roger: Nus
et paysages: Essai sur la fonction de l’art, Paris:
Aubier, 1978, édition revue et augmentée 2001.
Elizabeth A. Schultz: Unpainted to the Last: Moby-Dick and
Twentieth-Century American Art, University Press of Kansas, 1995.
Giambattista Vico: Vici Vindiciae (1727), trad. fr. D. Luglio et B. Périgot,
Paris : éd. Allia, 2004.