Extrait du catalogue de
l’exposition, Retours de mer
Musée des Beaux-Arts de
Dunkerque
Auteur de l’exposition :
Jean Attali
Edition : DILECTA
Au
large, au bord des îles, Charles Olson scrute son rivage et ses passes.
I, Maximus of Gloucester, to You
Off-shore, by islands hidden in the
blood
jewels & miracles, I, Maximus
a metal hot from boiling water, tell
you
what is a lance, who obeys the
figures of
the présent dance
Charles Olson, The Maximus Poems.
Moi,
Maximus de Gloucester, à Vous
Au large, au
bord d’îles cachées dans le sang
miracles
& joyaux, moi, Maximus
métal à
blanc sorti de l’eau bouillante, vous dis
ce qu’est
une lance, qui obéit aux figures de
la
présente danse
[1]
Le Mur des objets océaniens, ainsi fut nommé
l’alignement des lances, des massues, d’une pagaie, d’une hélice à requin, toutes
venues de collections océaniennes conservées au musée d’histoire naturelle et
d’ethnologie de Lille, au Muséum de Rouen, au Musée des Beaux-arts de
Dunkerque, tous objets formant sur le mur, au long de trois salles en enfilade,
un horizon étiré au-dessus et au-dessous d’autres pièces d’exception. Les
objets de collection, pour la plupart de grande valeur du point de vue de leur
signification anthropologique, s’y trouvent enrôlés par l’art. L’horizon
« abstrait » reprend ses droits, il ne refoule plus aucun élan vers
le lointain, il réunit sur sa ligne quelques uns des
témoins – instruments, signes et emblèmes – d’une
civilisation attachée à la mer comme aucune autre. Le peintre, le poète peuvent
inviter à la table de leur art les commensaux nombreux que leur imagination a
attirés à eux. Le musicien lui-même appartient à cette famille dont Peter
Szendy esquisse l’une des généalogies, au nom de ce principe évolutif :
écouter, c’est écouter l’autre écouter [2]. Devrait-on dire que, pour le
peintre, regarder, c’est regarder l’autre regarder ? – comme
dans La Tempête de Giorgione, où
l’homme en pourpoint rouge regarde la femme nue allaitant son enfant tandis qu’elle-même
regarde vers le peintre, c’est-à-dire vers nous-mêmes qui sommes face au
tableau ? Le Mur des objets
océaniens a été conçu comme une œuvre de peinture, l’accrochage muséal des
objets prenant place sur le plan vertical de la paroi comme une ligne prolongeant
l’horizon de Courbet. Une seconde ligne est mise en mouvement au fil d’une
forme peinte en jaune pâle sur le mur, à l’image de la courbe que dessine la
crête d’écume de La Vague ; ou
de l’onde qui chevauche sur la mer en lui transmettant l’énergie des forces de
l’univers. L’horizon sur le mur n’est qu’un trait d’épure, mais chargé de toute
la puissance qui vient à l’art de son contact avec des objets exogènes. Et la
constellation des petites enceintes acoustiques incrustées entre les œuvres
dessine une lyre céleste, fait vibrer l’espace du son des voix, du violon et de
la harpe. Mathieu Chauvin y compose en canon son dialogue avec le peintre
Jean-Luc Poivret ; l’un et l’autre, en complices, entonnent leur propre ritournelle
sur le thème des « Retours de mer ». Car l’art est fécond en transferts
poétiques, en rapprochements imprévus, en rencontres promises ou manquées. Courbet
eût mieux aimé Baudelaire s’il n’en avait été effrayé [3] ; Conrad croisa Rimbaud
sur le port de Marseille [4] ; Charles Olson aima en Melville le
baleinier, le poète shakespearien, l’Américain éperdu : « Quand on
voit Moby Dick pour la première fois, écrit-il, il nage tel une colline de
neige sur la mer. Pour Ismaël il est Jupiter, le taureau blanc nageant vers la
Crète qui ravit l’Europe sur ses cornes : primitif, adorable, maléfique et
blanc. » [5]
*
Christelle Mally étire sur le
mur le dessin d’une figure blanche et primordiale : Crâne de cachalot (2013). On croirait cette tête tout droit venue
des visions d’Herman Melville. Rien de plus imposant pour le physionomiste,
écrit l’auteur de Moby Dick, que
la tête du cachalot vue de face. Car « il n’a à proprement parler aucun
visage ; il ne semble posséder ni nez, ni œil, ni oreille, ni
bouche ; par contre son front large comme un firmament plein
d’énigmes » touche au sublime. Quant à cette même tête vue de profil,
« si sa grandeur ne vous frappe pas autant (…), vous apercevez nettement
cette dépression horizontale, en demi-lune, qui, chez l’homme, d’après Lavater,
est la marque du génie. » [6] Des
descriptions poétiques de Melville, il est impossible de reprendre la
fantastique précision ni le lyrisme prophétique. Mais le dessin de Christelle
Mally ne manque ni de cette obstination dans la création du détail ni du
souffle qui attise les pouvoirs de l’imagination. Elle semble concentrer dans
sa technique les caractères quasi théoriques que le romancier prête à la
baleine. L’artiste, dessinatrice et sculpteure, utilise le fusain pour les
grands traits du contour et de la forme anatomique, puis remplit le corps d’un
tissu serré de cellules rondes tracées à la pointe d’un stylo-bille. Les
méplats du crâne sont revêtus d’une résille faite à la fois de points réels et
de mailles virtuelles. Le dessin obéit à une double logique graphique et
plastique – comme en un équilibre discrètement rompu entre l’aplat et
le modelé. On y voit des plans faits de centaines de cercles minuscules et
accolés, mais structurés et rythmés par des files à peine plus serrées, courant
dans le dessin comme des ruisseaux sur la plaine. Si l’ensemble formé par ces
plans est rempli par le trait, sans manque ni recouvrement, il n’a rien toutefois
d’une trame répétitive ou homogène : en dépit d’une écriture abstraite à
première vue, il s’anime d’un imperceptible froissé, il semble avoir reçu
l’empreinte d’un tissu vivant innervé et veiné. Cette dialectique interne au
dessin fait songer à certaines des fulgurances de Melville lorsqu’il s’attache
à distinguer la Vraie-Baleine et le cachalot. Lorsqu’il compare les têtes
mortes des deux cétacés, alors qu’elles surnagent sur les flancs du navire
baleinier, il déclare sa préférence pour le cachalot, plus complètement et
génialement philosophique que son rival : « J’incline à penser que la
Vraie-Baleine a été un stoïcien et le cachalot un platonicien qui aurait lu
Spinoza dans les dernières années de sa vie. » [7] Qui saisira l’éclair
d’une telle intuition ? Une dessinatrice peut-être, et qui aurait assumé
dans sa propre syntaxe les alternatives profondes qui habitent la pensée.
Les crânes d’animaux rejetés
par la marée servent à l’artiste de motif ou de support à un art dont le
fondement vient à la fois des naturalistes, de la taxidermie et d’une
inspiration reçue d’artistes du Cameroun (Bandjoun et Bamiléké), utilisant dans
leurs statues ornées de perles les techniques domestiques ou rituelles des anciens
royaumes. Deux sculptures précieuses attestent de cette complexe filiation : Masque d’oiseau et Oculus (2012). Le blanc osseux du support et le rouge du fin manteau
qui l’habille excitent les contrastes entre les suggestions opposées de la
carcasse déjetée et du joyau incarnat.
Près des oiseaux morts
et rutilants de Christelle Mally, Les
Marins (1981) de Raymond Picque, sont accoudés au bar, après le retour de
pêche. L’artiste, né à Gravelines et habitant de Grand-Fort-Philippe, peignit
toute sa vie les personnages de son village. Ici, le rouge intense de la toile dispense
son énergie de feu, de vent et d’alcool ; sa couleur antagonique dénonce les
conventions de la peinture de mer (le bleu, le vert, le gris). La couleur n’est
vérité que de soi-même, ne lui cherchez donc pas d’autre sens : voyez seulement
ce rouge courir de la surface du tableau au manteau de perles des sculptures
d’oiseaux, et ricocher sur le mince habit venu d’Amérique du nord, un étroit tablier
cache-sexe, brodé des mêmes perles et presque du même ton.
Jean Attali
1] Charles Olson, The Maximus Poems et Les Poèmes de Maximus,
op.cit.
[2] Peter Szendy, Ecoute. Une histoire de nos oreilles,
Editions de Miuit, coll. "Paradoxe", 2001.
[3] Cf. Franco La Cecla, Piero Zanini, Lo stretto indispensabile. Storie
e geografie di un tratto di mare, Editions Bruno Mondadori, 2004.
[4] Cf. David Bosc, La claire Fontaine, op. ci.
[5] Cf. Alain Jaubert, Au bord de la mer violette, Gallimard, 2013.
[6] Charles Olson, Appelez-moi Ismaël, une étude sur Melville,
Prétexte éditeur, 2013, p.114.
[7] Herman Melville, Moby
Dick, op. cit.,p.459.