mardi 17 mars 2009

« Les Souriés ».
Série de photographies argentiques couleurs.
Dimension : 112 x 95 cm, contre collage sur dibon.
Prise de vue : chambre photographique.
Projet commencé en 2005.


Je poursuis une réflexion sur ce qui est, pour moi, l’un des fondamentaux de la photographie : le portrait. Ce travail artistique à commencé en 2005 avec la découverte de photos, de ma propre famille, de la fin des années 30. Ces photographies, noir et blanc, de ma famille étaient de petites photos, l’une d’elle montrait ma grand mère et son frère à l’âge de 7 et 8 ans, se tenant par la main. Elle est habillée en petite demoiselle (chapeau, sac, souliers vernis) et lui en marin, posant tout deux devant un fond en tissu, représentant un pont de paquebot. L’autre photo montrait deux enfants de 8 et 10 ans : mon grand père et sa demi-sœur. Cette photo a été prise chez eux le jour de leurs communions. Le cadre est très serré et énigmatique. Ils sont habillés pour l’occasion et le fond est une simple tapisserie à motif (pommes et poires). L’analyse minutieuse de ces photos m’a permis de comprendre en quoi ces clichés étaient si intéressant et énigmatique pour moi. Ces clichés m’ont influencé formellement pour mes propres photographies. Influences des fonds, des positions, de l’atmosphère.

Le noir et blanc est pour moi synonyme du passé, de l’enfant qui a grandi, vieilli et disparu au moment ou l’on regarde la photo. Dans mes photographies j’utilise la couleur, elle donne à la photographie le temps du présent, une contemporanéité de mes modèles. Ils sont là.
Deux pistes se dessinent aujourd’hui dans ma démarche photographique.
- Le premier axe de ma réflexion est le travail que je mène depuis 2005, avec des enfants âgés entre 8 et 10 ans. C’est une période intéressante. Ils ne sont pas encore embarrassés par des préoccupations de préadolescents.
- Le second est le travail entrepris avec une petite fille : « Manon ». Je pense pouvoir la photographier tout au long de sa vie. Enfance, adolescence, âge adulte… Ici, la photographie est un marqueur du temps. Il existe à ce jour deux photographies de cette enfant, une à l’âge de 9 ans et une autre à l’âge de 13 ans. Cet axe de travail est apparu en 2007.

Le choix de travailler avec une chambre photographique, c’est imposé à moi.
Je souhaitais avoir une relation particulière avec les modèles. Ce genre de photo prend du temps. Installation du matériel, réglage, mise au point… C’est un appareil impressionnant pour un enfant donc il y a dans un premier temps la découverte de l’appareil puis la mise en confiance. Une partie essentielle de ce travail photographique, repose sur l’équilibre entre le net et le flou, le cadre, le champ et le hors champ. La chambre me permet de travailler avec minutie cette problématique. Lors, la prise de vue, je sais que la tension repose essentiellement sur le « velouté » (le léger flou) des personnages, des visages, des lèvres, des mains. C’est le moment le plus délicat. Volonté de lès rendre cireux. Référence aux poupées de cire, aux momies de Palerme et à l’embaumement.
« La Photographie transformait le sujet en objet, et même, si l’on peut dire, en objet de musée : pour prendre les premier portraits (vers 1840), il fallait astreindre le sujet à de longues poses sous une verrière en plein soleil ; devenir objet, cela faisait souffrir comme une opération chirurgicale ; on inventa alors un appareil nommé l’appuie-tête, sorte de prothèse, invisible à l’objectif, qui soutenait et maintenait le corps dans son passage à l’immobilité : cet appuie-tête était le socle de la statue que j’allais devenir, le corset de mon essence. »
Dés, la prise de vue, l’ensemble du corps est photographié sauf les pieds. La photo est coupée au niveau des chevilles. L’enfant est pris dans la photo, il est ancré dans la photographie.
Les fonds (papiers peints et tissus) sont choisis avec une grande attention. Les décors font écho aux modèles (aux enfants). Les dessins floraux et de fruits anticipent symboliquement le passage de l’enfance à l’adolescence. C’est motifs sont également sur les vêtements des enfants.
Rien est laissé au hasard dans ces photos : les fond, les vêtements (pris dans la garde robe des enfants), les positions des enfants, jusqu’aux regards.
Je marque le passage du temps grâce à la photographie et en même temps je fais de la photographie un théâtre car toutes mes photos sont des mises en scènes.

Textes en italique : extrait de « La chambre claire » de Roland Barthes.





Les Souriés ne sont acteurs mais subissent jusqu’à leur sourire. Christelle Mally traite le portrait comme une nature morte, la photographie appartient ici à une tradition picturale et de l’histoire de l’art.

Elle inscrit son travail dans une grande proximité avec les processus, les modes de traitement. Il y a un arrêt du temps, une pétrification des gestes et des attitudes, des choses et de la vision.
Les animaux sont pétrifiés par la mort et une seconde fois par le dessin, en cela on peut parler de nature morte.

Même les êtres vivants sont pris dans un entre-deux, ils sont de l’inanimé et de l’inerte. Il n’y a aucune illusion de mouvement. L’image se trouve hors du temps et hors de la narration, les Souriés apparaissent comme des variations sur un même motif. La répétition du fond décontextualise la photographie et l’inscrit dans un kitsch éternel. Le motif quadrille le fond comme du papier millimétré, le personnage est inscrit dans un cadre rigide, comme un objet d’étude scientifique, comme un disséqué, un autopsié. Le portrait n’agit ni comme enregistrement ni comme icône, mais comme fabrication d’un monde entre le vivant et la mort, un entre-mondes.

Etrangement, ce hors-temps est très critique sur les codes sociaux. Les enfants sont ici une incarnation ironique de l’innocence et de la gentillesse enfantine. L’artiste se met à la hauteur des « vrais » enfants, comme eux, elle perçoit les dérapages. Notre société est traversée par un mouvement massif d’identification aux enfants. Mais cette bienveillance a des limites : l’enfant doit être comme l’adulte le rêve, parfait à tous points de vue, il ne doit pas contrarier les idéaux sociétaux. L’enfant est l’objet d’un désir pur, immédiat, inconditionnel, comme s’il relevait de l’instinct et du biologique, loin du bricolage de l’élevage (de l’éducation). Les Souriés tentent de faire croire au spectateur qu’on ne leur a pas demandé de sourire, ou qu’on leur a demandé et qu’ils ont résisté ou que c’est cela un sourire d’enfant contraint. L’individu demeure très présent : ce n’est plus une nature morte mais un véritable portrait. Tous les détails apparaissent comme évidents mais sont inexplicables, si ce n’est comme mise en scène.

Le résultat est un extraordinaire effet de présence lié à un effet d’absence, un travail délicat qui s’attache à la surface, aux bords des choses, mais pénètre profondément le sujet. Christelle Mally ressent et veut transmettre, sans le pathos. La couleur renforce l’effet de matérialité, la lumière et la transparence. La photographie est ramenée à une perspective de la distance.
2006, Joëlle Busca.